Un réac nommé Lovecraft

Les éditions Mnémos ont entrepris d’éditer une nouvelle traduction des œuvres de H.P. Lovecraft (1890-1937). Il s’agit d’une œuvre de longue haleine, dix ans, menée à bien par David Camus. Mais qui est Lovecraft? Pourquoi le lit-on encore?
La statue-hommage de HP Lovecraft, à Providence, fait apparaître la tentacule d’un des Grands Anciens, mythiques créatures sorties tout droit de son œuvre. David Lepage
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Adolescent, je fréquentais une librairie d’occasion. C’était une sorte de caverne d’Ali-Baba. Le propriétaire, tel Jabba le Hutt, trônant au fond du magasin dans une imposante chaise, fumait cigare sur cigare en buvant des litres de café. L’honneur était d’être invité à sa table, une sorte de petite cour des miracles, pour se voir attribuer un surnom et offrir un livre. Un jour d’automne, il m’interpella en me tendant un volume de la collection «Présence du futur»: H.P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps. Le soir même je dévorai d’une traite ce livre. J’ai découvert Lovecraft (et Cthulhu) qui ne m’a plus jamais réellement quitté.

C’est un bien étrange personnage que ce H.P. Lovecraft. Auteur sans succès qui meurt inconnu du grand public à Providence dans le Rhode Island en 1937. Après sa mort, il sera publié, sous l’impulsion d’August Derleth, par une petite maison d’édition «Arkham House». Il faudra attendre les années huitante pour que sa notoriété quitte le cercle de ses admirateurs avec le célèbre jeu de rôle L’Appel de Cthulhu. Aujourd’hui, l’auteur de Providence est devenu une véritable icône de la culture pop: site internet, jeu de rôle, bande dessinée, manga, jeu vidéo, littérature, cinéma, etc.

Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Celui que la légende peint comme «le reclus de Providence», un misanthrope ou même un grand initié à je ne sais quelle secte occulte est en fait, aux dires de ses proches, quelqu’un d’affable qui entretient une très grande correspondance que l’on estime à environ 100’000 lettres. Il n’hésite pas à proposer ses services pour réviser des textes en vue de publication qu’il réécrit parfois complètement. Pour celui qu’on a qualifié de «reclus», il a tout de même vécu à New-York quelques années et une fois revenu à Providence, il se lance dans de longs voyages (Charleston et Québec). Eh oui! Lovecraft vivait, et même souriait.

Ni reclus ni misanthrope, Lovecraft est en fait un réactionnaire, et ce jusque dans son style. En parcourant quelques extraits de sa correspondance, on est étonné de découvrir certains archaïsmes orthographiques volontaires dans le but d’être assimilé à un conservateur anglais du XVIIIe siècle. On raconte même qu’il chantait le «God save the King» le jour de la fête de l’Indépendance des États-Unis! Il décrit sa sensibilité conservatrice dans une lettre datée de 1925: «Il se trouve que je suis incapable de trouver du plaisir […] ailleurs que dans une re-création mentale des jours passés et des jours meilleurs […]; donc, pour éviter la folie qui mène à la violence et au suicide, je dois me raccrocher aux quelques lambeaux des jours anciens et aux anciennes manières qui me restent. Par conséquent, personne ne doit s’attendre à ce que je me débarrasse des meubles, des tableaux, des pendules et des livres […]. Quand ils s’en iront, je m’en irai, car ils sont tout ce qui me permet d’ouvrir les yeux le matin ou d’envisager consciemment un autre jour sans hurler de désespoir et sans frapper les murs en criant frénétiquement afin d’être réveillé du cauchemar de la ʻréalitéʼ […].» Lovecraft s’oppose au mythe du progrès technique et économique issu des Lumières. Dans une lettre à Robert E. Howard il relève que son «propre archaïsme provient d’un manque d’intérêt pour le monde actuel si emmêlé par les lois complexes et trompeuses des relations industrielles.» Bien plus, pour Lovecraft «le monde ne peut s’empêcher de devenir plus terne à mesure qu’il devient plus complexe.»

Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth

Alors pourquoi lire Lovecraft? Pourquoi se plonger dans des histoires de goules, de vampires de créatures monstrueuses, aux noms imprononçables telles que Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth? Pourquoi se poser la question de l’existence du livre qui rend fou, le Nécronomicon? Peut-être lit-on encore Lovecraft parce que, en décrivant l’indescriptible, l’homme de Providence nous fait expérimenter la terreur d’un monde sans espoir de bonheur et de justice, d’un monde livré à d’obscures forces qui nous dominent. L’univers de Lovecraft est autant marqué par le rejet de toute consolation que par le déni de toutes les formes de mythes et de religion. Il n’y a pas d’âme immortelle ni d’au-delà meilleur. Le monde de Lovecraft est celui d’une philosophie matérialiste et antihumaniste où l’être humain n’est rien. En fait, Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Bibliographie

Intégrale Lovecraft aux éditions Mnémos:
Tome 1: Les Contrées du Rêve.
Tome 2: Les Montagnes hallucinées et autres récits d’explorations.
Tome 3: L’Affaire Charles Dexter Ward.
Tome 4: Le Cycle de Providence (à paraître).
Tome 5: Récits horrifiques, contes de jeunesse et récits humoristiques (à paraître).
Tome 6: Essai, correspondance, poésie et révisions (à paraître)

Une biographie:
S.T. Joshi, Je suis Providence, actusf 2021. (2 tomes)

Un ouvrage de référence:
Lovecraft – Au cœur du cauchemar, actusf 2017

Un essai:
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie, Editions du Rocher 2005.

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