Taine et les barbares

Quel rapport entre Hippolyte Taine (1828-1893), critique, philosophe, historien français du XIXe siècle, et la culture de l’effacement actuelle? Le même qu’entre une maladie et son dépuratif. Eclairage.
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L’automne dernier un vent de panique a soufflé sur l’école vaudoise. La direction pédagogique apprenait que des enseignants utilisaient encore des ouvrages tels que Dix Petits Nègres avec leurs élèves, au lieu de se servir de la version renommée Ils étaient dix. À la suite de cela, un courriel a été envoyé aux différents établissements scolaires: «Nous sommes persuadés que la plupart des enseignantes et des enseignants auront pris la peine de contextualiser l’œuvre auprès de leurs élèves. Dans de rares cas, il aura pu s’agir d’un oubli de leur part.» La missive électronique se terminait en rappelant que les enseignants devaient être rendus attentifs «aux problématiques engendrées par certaines lectures. S’il ne s’agit pas de renoncer à ces œuvres, il convient toutefois d’aborder les diverses formes de discrimination avec les élèves en replaçant le texte dans son contexte historique». Il ne faut pas se tromper, au-delà des formules convenues, la culture de l’effacement venait de poser une pierre de plus à son œuvre de (ré)éducation morale. Que peut-on opposer à cette nouvelle barbarie? De la hauteur! De la profondeur! Du souffle! Comme le soulignait G. K. Chesterton, «(…) le défaut des barbares est un esprit étroit et unilatéral. Peut-être est-ce là, pour autant que je le sache, la signification de l’œil unique des cyclopes: le barbare ne peut voir les choses entièrement ou les regarder de deux points de vue différents; il devient une bête aveugle et un mangeur d’homme.» Il s’agit donc de retrouver nos deux yeux. Il s’agit de préférer l’analyse à la condamnation facile et à l’indignation petite-bourgeoise. Sur ce chemin ardu, exigeant et ascétique, Hippolyte Taine peut nous servir de guide.

Récemment, les éditions Classiques Garnier ont republié les Essais de critique et d’histoire en deux volumes d’Hippolyte Taine. Le critique nous entraîne dans une galerie de portraits éclectique: Léonard de Vinci côtoie Dickens, Guizot fréquente les Mémoires de Saint-Simon et Balzac rencontre Marc-Aurèle. Moins connus que son maître ouvrage «Les origines de la France contemporaine» (1875-1893), les Essais de Taine, qui n’avaient plus été édités depuis un siècle, illustrent parfaitement sa méthode critique fine et délicate qui fut trop souvent caricaturée.

Qu’en est-il? Tout d’abord Taine distingue l’esprit général de l’époque où l’œuvre a été rédigé, il appelle cela les «traits dominants». Il s’agit du terreau sur lequel les œuvres peuvent croître. Taine a écrit à ce sujet une page autant admirable que poétique: «Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable. Nulle liaison apparente. (…) Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d’un bassin par les sommets du versant d’où elles découlent.»

Le terreau fécond «des traits dominants» ensemencé, la plante qu’est l’œuvre pourra germer et croître. Elle aura besoin de deux apports: l’un intérieur, que Taine appelle la «faculté maîtresse», et l’autre extérieur, que notre auteur regroupe sous les termes de «race», «milieu» et «moment».

La faculté maîtresse est, en quelque sorte, une cause interne à l’auteur. On pourrait aussi parler d’idée-mère ou de qualité principale. Pour Racine, par exemple, Taine découvre que l’idée maîtresse est la manière de bien dire. La faculté pourrait représenter la sève qui irrigue la plante.

L’œuvre sortie de terre a besoin de facteurs extérieurs pour croître. Il s’agit de la fameuse trilogie «race», «milieu» et «moment». Pour Taine, le terme «race» représente «l’ensemble de dispositions morales et intellectuelles» d’un peuple.  Selon lui, «quand un peuple entre dans l’histoire, il a déjà son génie propre qui se ramène à certaines façons dominantes de sentir et de se représenter les choses.» D’ailleurs au XIXe siècle, le mot «race» est synonyme de «civilisation» et de «peuple».

Le «milieu» est le deuxième élément qui influence l’œuvre. Il dépend des conditions sociales, des circonstances politiques et de la qualité du climat.

Le «moment» pourrait être assimilé aux périodes historiques qui se succèdent. C’est ce qui fait la différence entre l’œuvre épique d’Homère et L’Enéide de Virgile, entre la tragédie grecque classique et les tragédies de Racine.

Il ne s’agit pas de voir dans la critique de Taine un système rigide mais plutôt une méthode souple selon ses propres mots: «Un système est une explication de l’ensemble et indique une œuvre faite; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire.»

Relire les Essais de critique et d’histoire de Taine est une cure d’air pur contre tous les miasmes ambiants de la déconstruction. C’est entrer dans ce que Dante appelait la segretissima camera, car la lecture est, avant tout, la rencontre de deux âmes. C’est pour cela que la lecture nous bouleverse. C’est pour cela qu’elle crée en nous des sentiments nouveaux.

Avec Hippolyte Taine, on découvre que lire une œuvre, c’est avant tout connaître l’âme qui la créa et tout le reste n’est que billevesées, et calembredaines.

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