Ramuz, cet étrange communiste

Benjamin Mercerat sort aux Editions de l’Aire une méditation stimulante consacrée à un génie des lettres romandes trop souvent mal compris. On y découvre un écrivain tiraillé entre l’agnosticisme et le «besoin de grandeur», qui donne d’ailleurs son nom à l’un de ses essais.
Benjamin Mercerat présente son remarquable ouvrage, C. F. Ramuz ou l’utopie de l’Art, devant ce Léman que l’auteur a tant chanté. RP

On connaissait les «chrétiens non pratiquants». Avec votre étude sur Ramuz, on découvre un «chrétien sans Christ». Qu’est-ce que cette étrange figure?

C’est le côté très paradoxal de Ramuz, qui utilise en effet à plusieurs reprises cette expression. Tout lui plaît dans le christianisme mais il n’arrive pas à comprendre la nécessité de cette «cire que l’on affublera de tous nos désirs, de nos élévations», comme il l’écrit. L’histoire du Christ apparaît dans sa pensée comme un mythe littéraire parmi d’autres.

Nie-t-il l’existence historique de Jésus?

Non, pas du tout, ce n’est pas Michel Onfray! Reste que l’on peut se demander pourquoi il se dit chrétien alors qu’il ne croit pas au Christ, qui est évidemment central dans cette foi. Je dirais que Ramuz est très sensible à la charité et à la beauté. Il aimait aller à la messe quand il venait en Valais. Il en appréciait l’ordre, le latin, le chant grégorien. Peut-être n’y serait-il plus forcément très sensible de nos jours… Il est aussi intéressant de noter que le Moyen-Âge le fascine. C’est sans doute la période culturelle qui le convainc le plus. Enfin, il évoque à plusieurs reprises une Personne, un Dieu personnel. J’aime dire de Ramuz que c’est un déiste intermittent.

Vous-même, comme chrétien, pourquoi vous intéresser aux déchirements spirituels d’un agnostique?

La question ne se pose pas ainsi: je m’intéresse à une œuvre parce qu’elle est belle. J’ai lu avec admiration ses livres, avant d’entrer dans une démarche de critique. En réalité, j’ai commencé à ébaucher l’idée de cet ouvrage en lisant les essais de Ramuz. Jusque-là, je l’associais à une sorte de chantre naïf de la nature, totalement dénué de psychologie, auquel je préférais des écrivains moins puissants mais davantage tournés vers les questions qui m’animaient. Durant mon adolescence spirituelle, quelqu’un comme Jacques Mercanton était pour moi presque plus important parce que je trouvais chez lui des choses dont j’avais besoin.

On sent que Ramuz cherche constamment des signes, des symboles, d’une réalité qui nous dépasse. Pourquoi cette quête?
Il recherche un absolu qu’il se refuse à appeler Dieu. Il l’appelle «Identité», notamment à la fin d’«Aimé Pache, peintre vaudois», où il met sous la plume de Pache cette belle phrase: «Je vais de partout vers la ressemblance, c’est l’Identité qui est Dieu.» Cette idée est très importante et rejoint celles de la réunion et du désir de cohérence.

Ce souci de la cohérence s’exprime à travers un terme qui revient fréquemment au début de votre essai: «communisme». Ce n’est pourtant pas une idée à laquelle on associe beaucoup l’auteur…

Il écrit lui-même que le but de l’art est de réunir les gens et que l’artiste est par là «communiste». Plusieurs romans mettent en scène la communauté rassemblée par l’artiste. C’est dans ce contexte qu’il utilise, de façon certainement un peu provocatrice, ce terme. Ramuz n’a évidemment rien à voir avec l’idéologie politique associée à ce mot.

Peut-on dire que c’était un homme de droite?

Stéphane Pétermann (ndlr spécialiste romand de l’auteur) a écrit un article instructif interrogeant pertinemment l’idée d’un Ramuz «anarchiste de droite». Pour ma part, je crois surtout que la politique en tant que telle ne l’a jamais réellement intéressé. Il n’a jamais eu la moindre velléité de s’engager. C’était quelqu’un qui était davantage tourné vers la contemplation. Un romancier par excellence, qui veut exprimer dans ses œuvres bien autre chose que des idées politiques.

Cet homme apparaît aux prises avec des questions spirituelles qui semblent souvent résolues chez nos semblables. Il manifeste également de l’inquiétude devant les bouleversements sociaux de son époque, nazisme, communisme. Finalement, qu’a-t-il encore à nous dire aujourd’hui?

Voilà une question que je ne me pose guère, quand je travaille sur un auteur. Je dirais que s’il y a une leçon ou une morale à tirer d’une telle œuvre, elle concerne chaque lecteur en particulier, touché par ce «sentiment tragique de la vie» dont elle est imprégnée.

Benjamin Mercerat, C. F. Ramuz ou l’utopie de l’Art, Editions de l’Aire, 2022


La plume et le souffle

Qu’est-ce que Ramuz peut bien avoir à raconter à notre époque? A cette question, Benjamin Mercerat préfère botter en touche. Sa quête, humble, est celle d’une mise en valeur d’une œuvre trop souvent négligée au profit de polars norvégiens ou de livres de développement personnel. Et pourtant, nombreux sont les thèmes de l’essai du jeune Montheysan qui résonnent douloureusement dans une postmodernité asséchée par la technique. La nostalgie d’un absolu auquel on ne parvient plus guère à croire, par exemple: un auteur comme Houellebecq ne surfe-t-il pas, avec brio, sur ce thème depuis trente ans? Et que dire encore du besoin de beauté? Ramuz aurait-il anticipé ces abominables chaussons pour enfants affublés de smileys en forme d’étrons? Surtout, qu’objecter à son rêve de communautés humaines saines et pas simplement, d’après le titre d’un de ses ouvrages inédits, d’une collection d’individus «posés les uns à côté des autres»? La grandeur de la méditation ramuzienne de Benjamin Mercerat tient au souffle qui la traverse. Peut-être n’y a-t-il pas de belle écriture sans, sinon la présence, du moins la nostalgie d’une transcendance. La chose vaut également pour la critique littéraire, et il est rafraîchissant de trouver des questions éternelles dans un tel ouvrage, au lieu des sempiternelles dissertations sur l’usage des virgules qui ne redonneront jamais le goût des classiques, de nos classiques dans le cas présent, au grand public cultivé. RP

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