Pèlerin de l’Absolu

Il y a soixante ans, le 31 octobre, l’orientaliste polymathe Louis Massignon (1883-1962) achevait son pèlerinage sur terre. En ces temps de crispation identitaire, revenons sur cet homme hors norme avec le livre de Manoël Pénicaud: Louis Massignon – Le «catholique musulman».
Deux salles, deux ambiances. DR
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Lors de mes études à l’université, nous avions l’opportunité de découvrir l’Islam avec des cours dispensés par Tariq Ramadan. Je me souviens encore de la réaction d’une vieille dame, chargée de cours, qui nous avait simplement dit: «Lisez plutôt Massignon au lieu de perdre votre temps avec monsieur Ramadan!» Étrange conseil que le petit groupe d’étudiants a suivi. Par-delà la découverte du monde musulman, Massignon nous fit prendre conscience de l’autre dans sa différence et nous ouvrit de nouvelles perspectives.

Une vie hors norme

Peut-on imaginer un catholique revenant à la foi de son enfance après avoir été ébloui par l’Islam? Peut-on imaginer un professeur du Collège de France donnant des cours du soir dans des bidonvilles de la région parisienne à des immigrés? Peut-on imaginer un intellectuel français de première envergure, l’un des pères de l’islamologie, devenir prêtre? Oui! Cet homme s’appelle Louis Massignon.

Qui est Louis Massignon? C’est à cette question que voudrait répondre Manoël Pénicaud. Après trois chapitres plutôt chronologiques: «Famille, enfance et désirs d’Orient», «Premiers voyages en Orient» et «La reconversion dans le miroir de l’Islam»; l’auteur nous présente les différentes facettes de ce talentueux polymathe: le militaire, le savant, le mystique, l’intellectuel catholique engagé et le pèlerin. Le tout est enrichi de nombreux documents inédits.

Que peut nous apprendre Louis Massignon? Je dirai qu’il nous invite à un pèlerinage à la découverte tant de l’autre que de soi-même. En route!

De la découverte de l’autre…

L’approche de l’Islam de Massignon repose sur plusieurs caractéristiques: le décentrement, la sympathie, la recherche du phénomène et la globalité.

Tout d’abord l’orientaliste nous oblige au décentrement pour nous recentrer non seulement dans l’autre mais aussi dans l’axe de l’autre: «Faute d’avoir suffisamment pratiqué le Coran, bien des Européens ont étudié les penseurs musulmans “du dehors” sans entrer dans le cœur de l’Islam lui-même; n’ayant pas su devenir franchement les hôtes de cette Communauté […], ils n’ont pu saisir ni la structure rayonnante ni l’interdépendance centrale des vies que leur patiente érudition disséquait.»

Le décentrement implique une attitude de sympathie voire de compassion. Il ne s’agit pas d’une tactique mais d’une démarche douloureuse et purificatrice, «car l’attrait qui nous poussait à nous rapprocher de l’autre sans excepter rien de lui, ni les aspérités ou lacunes de sa pensée, c’était l’appel de Dieu à travers lui, qui ne nous fera posséder en nous la plénitude de la pensée absolue que lorsque nous l’aurons cherchée pour les autres, et à travers eux hors de nous, en renonçant à notre esprit propre et au solipsisme du système.»

Ces deux attitudes débouchent sur la découverte de l’originalité fondamentale de la personne, du texte, du phénomène ou de l’événement étudié. Massignon récuse toutes les fausses grilles de lecture imposées au réel, qu’elles soient marxiste, positiviste freudienne ou sociologique. La réalité étudiée échappant à tout préconcept, elle dicte elle-même les moyens de son étude.
Finalement, il faut considérer l’islamologie comme un tout. En effet, une fois que le cœur de l’objet étudié aura été pénétré, ce dernier apparaîtra dans sa globalité. Ce fut le cas pour la thèse monumentale de Massignon sur la passion d’al-Hallâj, où nous découvrons les interactions économiques, sociales et religieuses de l’empire des Abbassides au Xe siècle.

… à la découverte de soi

La découverte de l’autre permet la découverte de soi. Massignon résume cela dans un texte intitulé «Un vœu et un destin: Marie-Antoinette, reine de France»: «La vraie, la seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique; en agissant, loin de le souiller, elle le purifie.» Il s’agit, pour une personne, de faire coïncider son intériorité (son «vœu secret») avec son extériorité («sa vie publique»). En fait, la rencontre de l’autre me fait devenir moi-même. Vaste programme!

Loin de tout angélisme et de faux irénisme, le livre de Manoël Pénicaud nous invite à sortir des lieux communs et des clichés sur l’autre pour aller de l’avant. Comme l’écrivait Massignon à Paul Claudel: «Aller en avant vers Dieu, à fond, à travers la nuit noire où ne brillent que les fusées de l’ennemi».

Manoël Pénicaud, Louis Massignon – Le «catholique musulman», Bayard, 2020.
Louis Massignon, Ecrits mémorables I, Robert Laffont, 2009.
Louis Massignon, Ecrits mémorables II, Robert Laffont, 2009.

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