On se raconte des histoires…

Qualifié tour à tour de «père de l’économie moderne» et de «fondateur» du capitalisme, Adam Smith (1723-1790) fait l’objet d’un nouvel ouvrage d’Anders Fjeld et de Matthieu de Nanteuil Le monde selon Adam Smith. Le sous-titre du livre pourrait nous laisser songeurs: Essai sur l’imaginaire en économie.
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Lors de l’un de mes passages dans une librairie d’occasion de la place lausannoise, j’ai eu l’audace de racheter le premier tome, en livre de poche, de la «Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations» d’Adam Smith. Tandis que je payais ledit ouvrage, un universitaire arborant fièrement des épinglettes de Karl Marx, Lénine et du drapeau de l’Union soviétique m’interpelle en me disant que Smith n’avait rien compris et qu’il avait sur la conscience tous les crimes du libéralisme. Je l’ai regardé avec une certaine commisération en lui disant: «Et si on parlait de Marx!».

Plus de deux cents ans après son trépas, Adam Smith demeure incompris. Les économistes et les beaux-esprits parlent doctement de la «main invisible» qui est une allégorie explicative de l’autorégulation du marché. En fait, Smith n’en parle que trois fois dans ses ouvrages. Dommage!

Anders Fjeld et Matthieu de Nanteuil considèrent que la science développée par Smith «n’est pas seulement une analyse des mécanismes de production et de circulation des richesses, elle est avant tout une réflexion sur les sociétés humaines à l’heure de la richesse». Cette réflexion se construit à partir de ce que nos deux auteurs appellent «l’imaginaire». En fait, Smith nous raconte des «histoires» pour changer le monde.

En effet, le philosophe écossais est un homme des Lumières qui rêve de progrès et d’émancipation. «Smith observe que le monde est en train de changer et il fait le pari que la richesse, envers laquelle il était auparavant très critique, peut libérer une énergie insoupçonnée et contribuer à l’émancipation des peuples.»

Les deux auteurs dégagent et analysent quatre fictions: la richesse comme une illusion qui excite, le travail comme un théâtre muet, la colonie (en Amérique du Nord) comme une seconde naissance de l’Europe et le commerce comme source d’émancipation.
Un exemple d’histoire qui a fait florès est celle de la manufacture d’épingles de L’Aigle en Normandie. Smith en tire sa théorie sur les «effets de la division du travail sur l’industrie générale de la société». En fait, Smith construit sa narration sur deux articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et passe sous silence tout ce qui ne va pas dans le sens de son histoire. La manufacture de L’Aigle ne repose pas sur la division du travail mais sur d’autres facteurs liés au contexte de la Normandie.

Adam Smith nous raconterait-il des histoires? Oui, car c’est le propre de l’être humain. Nous mentirait-il? Non, car comme le souligne Yuval Noah Harari, «une réalité imaginaire n’est pas un mensonge. […] Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde.»

Cette analyse peut rejoindre les études en économie narrative que nos deux auteurs passent sous silence. Selon Robert Shiller, il existe des «récits économiques». Ces récits peuvent changer les décisions économiques ainsi que la perception de la façon dont le monde fonctionne.
Adam Smith et ses histoires ont façonné notre imaginaire économique et changé le monde en profondeur. Si aujourd’hui on se racontait de nouveau des histoires… pour tourner la page.

Anders Fjeld, Matthieu de Nanteuil, Le monde selon Adam Smith – Essai sur l’imaginaire en économie, PUF, 2022.
Robert J. Shiller, Narrative Economics, Princeton University Press, 2019.

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