Neutralité suisse: la grande cacophonie

Elle est sur toutes les lèvres, mais la neutralité ne met plus personne d’accord. Une vraie crise politique semble se dessiner en Suisse. Tout particulièrement depuis les récentes déclarations du président de l’ex-PDC, Gerhard Pfister.
Le conflit en Ukraine donne des ailes aux politiciens souhaitant sacrifier un aspect fondemantal de l’identité suisse. karollyne hubert / UNSPLASH
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Force est de constater qu’il n’hésite plus à mettre les deux pieds dans le plat : livraison de matériel à l’Ukraine, régime de sanctions suisses contre la Russie, mise en commun de notre défense aérienne avec les pays voisins… Chacune des prises de position de Gerhard Pfister sonne comme une sérieuse remise en cause de notre politique étrangère. Tout a commencé au mois d’avril, quand (sur Twitter) il se disait favorable à la livraison de matériel militaire suisse à l’Ukraine par l’Allemagne, une pratique que la loi actuelle sur l’exportation d’armes interdit. Ses déclarations choc se succèdent, à l’image de son discours devant l’assemblée des délégués du Centre le 7 mai dernier, dans lequel il reprochait à la Suisse de «faire le jeu de l’agresseur».

Bien sûr, Pfister ne prône pas un abandon pur et simple de la neutralité, ce qui, au vu des enquêtes d’opinion, serait un suicide politique, une année avant les prochaines élections fédérales. Encore doit-il être en mesure d’expliquer en quoi un pays qui de facto prend parti dans un conflit reste neutre. Ainsi, l’argumentaire du conseiller national zougois oscille entre considérations d’ordre moral – «Aujourd’hui, l’Ukraine défend aussi notre liberté et nos valeurs. Nous ne devons pas rester à l’écart.» – et considérations qui enrobent la morale d’une apparence de realpolitik. Comme lorsqu’il s’exprimait au 19h30 de la RTS, le 22 mai dernier: «La Suisse a l’obligation de se défendre. Lorsqu’il s’agit de l’attaque d’un pays européen, la Suisse doit porter secours à ce pays car lui aussi protège la Suisse en se défendant.»

Une idée dévoyée de la neutralité

Parmi ses critiques, Félicien Monnier, président de la Ligue vaudoise, dénonce une idée dévoyée de la neutralité:«[La neutralité] n’est pas inféodée à la morale, encore moins à une vague appartenance à une prétendue civilisation eurodémocratique», écrivait-il dans une tribune du 24 mai dans les colonnes de 24 heures. Contacté par téléphone, il précise sa position: «Ce qui ressort particulièrement de la rhétorique de Gerhard Pfister, c’est l’idée que ce bloc eurodémocratique auquel nous appartiendrions peut imposer à la Suisse des obligations morales à respecter, respect que la Suisse doit retranscrire dans sa politique étrangère. Comme si nous devions faire la preuve par l’acte de notre appartenance au monde libre, une manière d’admettre que nous appartenons en fait à un bloc.»
Il ne s’agit pas pour l’avocat vaudois de nier toute communauté de destin avec les pays qui nous entourent : «Bien sûr il y a une proximité historique. Nous sommes issus du même moule. Mais cela n’oblige en rien notre petit état très fragile, facilement divisé, au cœur de l’Europe, à prendre parti de manière absolue dans un conflit en raison du fait qu’il appartient à la ʻcivilisation des droits de l’hommeʼ.» Il rappelle également la véritable fonction de la neutralité, conçue comme «un outil de la politique de sécurité de la Suisse lui permettant de garantir son indépendance parce qu’elle, en retour, assure à chacun autour d’elle, qui plus est dans la sphère européenne, qu’elle ne va pas servir à n’importe quel belligérant.»

Le moment est historique pour la Suisse et les conséquences politiques des événements actuels seront nombreuses. Christoph Blocher a déjà annoncé une nouvelle initiative populaire pour inscrire dans la Constitution une neutralité totale…

Pour autant, le positionnement de Gerhard Pfister ne fait pas l’unanimité, même dans son propre parti. Comme nous l’assure son collègue au Conseil national, le centriste valaisan Sidney Kamerzin : «Il a pris cette position sans avoir consulté l’ensemble du parti. Néanmoins, il a le mérite d’avoir lancé un débat crucial sans tabous.» Si pour Kamerzin la reprise des sanctions économiques européennes ne pose pas de problèmes pour la neutralité suisse, il marque néanmoins son désaccord avec certains positionnements de son président de parti : «Pour moi, la législation actuelle qui veut que la Suisse donne son autorisation à toute réexportation d’armes convient. Il faut être très restrictif sur les exportations.» Et le Valaisan d’ajouter: «Quant à dire que la Suisse est directement menacée par le conflit en Ukraine, je crois que c’est une vision trop extensive des dangers qui pèsent sur nous à l’heure actuelle. Le seul danger face auquel nous sommes tout à fait démunis, c’est l’éventualité d’un conflit nucléaire.»Un

Une situation est extrêmement complexe.

Un point demeure tout de même qui met tout le monde d’accord: la situation est extrêmement complexe. De son point de vue de conseiller national, Sidney Kamerzin pose le décor: «Ne pas prendre les mesures, c’était prendre position. Soit on s’alignait sur les sanctions européennes, soit le statu quo permettait d’exploiter notre système à des fins militaires, de trafic de paiements et de ressources énergétiques. Il n’y avait pas de position neutre.» Félicien Monnier reconnaît quant à lui ne pas pouvoir juger de manière définitive les décisions du Conseil fédéral: «Je pense qu’elles ne sont pas bonnes», dit-il, «mais je n’étais pas à leur place. La diplomatie est quelque chose d’extrêmement compliqué. On ne sait, on ne saura probablement jamais, quelle pression ou quelles mesures de rétorsion la Suisse a subies.»

Le moment est historique pour la Suisse et les conséquences politiques des événements actuels seront nombreuses. Christoph Blocher a déjà annoncé une nouvelle initiative populaire pour inscrire dans la Constitution une neutralité totale…

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