Fracture vestimentaire

Familier des combats d’arrière-garde, Aimé De Brouwer, notre chroniqueur vintage, rompt une lance en faveur de la tenue de son cœur: le costard cravate.
Le Faucon Maltais, 1941, apogée vestimentaire de la civilisation occidentale.Dr

Quand j’étais gamin, mes parents veillaient à ce que je dispose toujours d’un costume.

Ce terme aujourd’hui tombé en désuétude désignait un vêtement masculin composé d’une veste et d’un pantalon taillés dans le même tissu. L’usage voulait qu’on l’accompagne d’une chemise blanche et d’une cravate.

Aujourd’hui, il est généralement admis que vêtir un enfant de la sorte relève de la maltraitance. Or, il se trouve que je portais mon costume avec plaisir.

Le dimanche matin, je le revêtais pour aller à l’église. Après le repas de midi (le seul de la semaine que nous prenions à la salle à manger et non à la cuisine), je le portais également pour me rendre au match de football. Et quand le FC Porrentruy ne jouait pas à domicile, c’est bien souvent en costard cravate que j’accompagnais mes parents en promenade dans la campagne environnante.
Lorsque je me replonge dans les albums de photos de famille, je suis frappé par l’élégance des générations qui m’ont précédé. J’y vois mon père portant avec beaucoup de naturel une tenue évoquant les films noirs des années 40. J’y redécouvre mon grand-père paternel, modeste employé de l’arsenal de Colombier, qui mettait un point d’honneur à assortir son costume d’un gilet. Et puis il y a la photo d’un groupe en excursion à Interlaken: ses membres, qui appartiennent pourtant à la petite classe moyenne, semblent tout droit sortis d’une scène de Mort sur le Nil.

Alors certes, on peut m’objecter que cette élégance traditionnelle n’était pas toujours très confortable, notamment en été. On peut aussi estimer que ces temps que j’idéalise étaient marqués par le paternalisme, et voir dans le déclin du complet le signe d’une libération bienvenue. Mais qu’il me soit permis de regretter que ce qui était naguère quasi obligatoire soit en passe d’être interdit.
Une idée largement répandue veut que l’être soit plus important que le paraître. Cette conception, qui comporte probablement sa part de vérité, a maintenant été poussée à l’extrême. Le simple fait de se vêtir soigneusement et proprement rend suspect. Quant au costume, son image est éminemment négative. Dans la vie de tous les jours, le porter constitue une forme de provocation et suscite des regards qui oscillent entre moquerie et hostilité. Le costard cravate vous fait passer pour un salaud, un affameur du peuple, tandis qu’une tenue négligée dénote générosité et authenticité.

Lors d’un enterrement, se présenter en sweat à capuche, jean crasseux et baskets râpées, c’est montrer à la famille éplorée que l’on éprouve une peine profonde, tandis que le port d’une tenue de deuil traditionnelle vous ravale au rang de frimeur. Se rendre dans un bon restaurant habillé comme un goret, c’est signifier au chef que l’on sait apprécier sa cuisine avec une simplicité de bon aloi, alors que le choix d’une mise soignée vous classe à coup sûr comme quelqu’un de coincé. Bref, le débraillé est devenu une valeur sûre.

Dans le monde politique, on voit des choses assez drôles. La cravate étant clairement réactionnaire, un conseiller fédéral socialiste ne peut se permettre de l’arborer au congrès de son parti, sous peine de déclencher une scission de l’aile gauche. Plus à droite, on fait preuve d’un penchant pour l’équilibrisme, à l’instar de ce municipal d’une grande ville vaudoise enfilant un jean de SDF pour s’excuser de porter chemise, veston et cravate. Ce compromis boiteux, baptisé business mullet par les anglophones, a également cours dans la branche des assurances, où il n’est pas rare de voir une agence générale in corpore chausser des baskets blanches comme pour dire «voyez, on a mis des vestons, mais on est quand même cools et sympas».

Le fait est que les priorités ont évolué de façon spectaculaire. À l’heure actuelle, beaucoup de gens considèrent qu’il est inimaginable de dépenser quelques centaines de francs pour un costume en pure laine vierge, mais parfaitement normal d’en claquer 80’000 pour une horreur de SUV. À cet égard, je ne puis m’empêcher de tirer un parallèle avec mon grand-père maternel, disparu il y a une quarantaine d’années: l’engin le plus rutilant qu’il ait conduit de toute sa vie était un cyclomoteur Allegro à deux vitesses, mais il avait encore passé commande d’un complet sur mesure quelques semaines avant que la mort ne le surprenne. Puisse son exemple continuer de m’inspirer.

J’ai le sentiment angoissant que la plupart des lecteurs ont décroché depuis plusieurs paragraphes, aussi vais-je mettre un terme à mes divagations. Je renonce de ce fait à analyser une nouvelle alarmante que vient de me communiquer mon fils aîné: la disparition de la chemise semble imminente. Laissant la nation à ses jeans et à ses T-shirts, je me contente d’énoncer un conseil et de poser une question.

Le conseil, purement pragmatique, s’adresse aux gamins de 12 ans qui auraient l’idée saugrenue de s’inspirer de mon lointain exemple et de se rendre au prochain match de football en costard cravate: renoncez-y, la lapidation est une expérience désagréable.
Quant à la question, elle a un caractère plus fondamental: existe-t-il sur terre quelque chose de plus beau que des manchettes immaculées dépassant d’un veston? Il me semble que non.

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