Fracture numérique

Aimé De Brouwer, boomer épris de liberté, a tenté d’obtenir des formulaires préimprimés pour effectuer ses paiements. Il nous narre l’épopée consistant à engager un dialogue en français courant dans un office postal.
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Commençons par un aveu: je fais encore mes paiements sous forme papier.

À l’intention des personnes qui sont déjà entrées de plain-pied dans le XXIe siècle, je précise que cette marotte consiste à remplir un ordre de paiement, à y joindre ce qu’on appelait naguère des bulletins de versement, et à envoyer le tout à un établissement bancaire, de préférence en courrier A afin que l’enveloppe ne moisisse pas pendant une semaine dans un centre de tri.

Ce préambule vous aura fait deviner que l’introduction de la QR-facture m’a fortement déstabilisé. Le terme est déplaisant: on ne dit pas «orange jus», pourquoi devrait-on dire «QR-facture»? Il suscite en outre dans mon cerveau de boomer une confusion entre la facture proprement dite et le formulaire servant à la régler.

Passant récemment au bureau de poste d’une importante localité du Nord vaudois, j’ai cru bon de poser à ce sujet une question qui me taraudait: le titulaire d’un compte postal peut-il obtenir des formulaires préimprimés – des QR-factures, en somme – qu’il transmettra ensuite aux personnes appelées à lui verser de l’argent?

Bien sûr, je me suis exprimé avec mes mots à moi. Ma scolarité s’est pour l’essentiel déroulée dans les années 60, époque à laquelle l’enseignement du français n’en était encore qu’à ses balbutiements. Toujours est-il est que je n’ai pas réussi à me faire comprendre. La jeune guichetière, visiblement contrariée d’avoir affaire à un débile profond, m’a expliqué qu’il fallait soit «aller sur Internet», ce qui constitue toujours une expérience enrichissante, soit faire le paiement au guichet de la poste, où l’on s’occuperait de tout. Comprenant que ma question avait été mal interprétée, j’ai tenté de la reformuler en insistant sur le fait que l’idée était d’obtenir une réserve de formulaires préimprimés auprès de la poste. La dame m’a répété sa réponse précédente en martelant qu’il fallait bien se mettre dans la tête qu’il n’y avait plus de formulaires papier.

J’ai alors remercié la guichetière avec effusion en la gratifiant de mon sourire le plus niais, puis j’ai pris le volant de ma conduite intérieure pour aller tenter ma chance dans un bureau de poste de la périphérie, alourdissant d’un trajet de 5 km une empreinte carbone déjà consternante.

Et là, la chance m’a souri. Je suis tombé sur une employée d’âge mûr qui m’a expliqué avec un sourire réconfortant que oui, on peut très bien se procurer des formulaires préimprimés au guichet de la poste. Pour 12 fr. 90, on y recevra une série de dix QR-factures munies d’un ingénieux système de perforations. Seul bémol, le caractère légèrement dissuasif du prix, qui avoisine celui d’un bon pinot noir des Côtes de l’Orbe.

Il me reste à vue de nez une quinzaine d’années à vivre. Quelque chose me dit que je n’ai pas fini de poser des questions débiles.

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