Céline: l’infime espérance

«Le fond d’un homme est immuable. L’âme n’apprend rien, n’oublie rien. Elle n’est pas venue sur la terre pour se faire emmerder. L’âme n’est chaude que de son mystère. Elle y tient, elle le défend. Elle y tient par-dessus tout, envers et contre tout. La mort qui refroidit tout ne saisit pas toujours l’âme, elle se débrouille.» (Céline, "L’École des cadavres")
De Céline, il faut bien sûr lire tous les romans, ainsi que, à titre au moins informatif, mais aussi pour leurs qualités indéniables, certes mêlées à des propos immondes, les pamphlets ; et non se contenter de lire en diagonale le Voyage et Mort à crédit, comme font les belles âmes « cultivées ». Wikimedia Commons.

L’été dernier, nous apprenions, à la fois stupéfaits et réjouis, la réapparition des fameux manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline. Quelques mois plus tard, la maison lausannoise BSN press publiait, dans sa nouvelle collection verum factum, Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), un essai de Jérôme Meizoz réunissant et actualisant les propos du sociologue sur l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936). Enfin, paraissait début mai le tant attendu Guerre, écrit très probablement entre les publications des deux précités, et premier de quatre ouvrages à paraître, dont deux autres inédits et une version plus longue du déjà connu Casse-pipe

M. Jérôme Meizoz écrit donc sur Céline, médite sociologiquement son œuvre, sa posture. Son propos est argumenté, assez agréable à lire – comme dans ses autres écrits du genre, en particulier sa thèse, L’Âge du roman parlant (2001), dans laquelle il consacrait déjà un chapitre important à Céline, auteur dont il parle dans plusieurs autres publications. Voilà de l’académique fluide, certes un peu jargonnant ; de l’argumentation sociologique : or l’auteur outrepasse le domaine de la sociologie, ou déborde avec sa sociologie sur d’autres domaines plus fondamentaux. 

«Une œuvre, c’est un style et un secret.» (Maurice Chappaz) L’œuvre des grands écrivains, c’est-à-dire des écrivains dont le style naît d’une pensée cherchant sa formulation, témoigne d’un secret. C’est le secret de leur âme qui gît derrière leurs lignes, et non seulement celui de l’image qu’ils prétendent donner d’eux; ne jamais tenter d’approcher celui-là et se focaliser exclusivement sur celui-ci, c’est la tendance du sociologue: comme s’il s’agissait de parler de posture pour mieux ignorer l’âme, voire pour la nier. 

Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes.

L’âme: voilà justement un mot que Céline utilise, dans Guerre et ailleurs; mot que M. Meizoz n’utilise pas, que les sociologues n’utilisent pas. M. Meizoz lisant Céline: nous avons là un cas typique. Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes; et c’est peut-être parce qu’il le sait au fond de lui (dans le secret de son âme) qu’il consacre autant d’habileté à tâcher de prouver le contraire – en vain. 

Le plus grave, ce ne sont pas les habiles dissections de la posture célinienne – qui ont leur légitimité, certes relative, circonscrite – mais l’hypothèse, affirmée dès la quatrième de couverture, comme pour attirer le chaland bien-pensant, d’un lien de nature entre le style de Céline et certaines idées énoncées dans ses pamphlets, dont la plupart parlent sans en avoir lu une seule ligne. Ce qui n’est pas le cas de M. Meizoz – bien qu’il ne semble pas avoir été très attentif à ce que dit leur structure et leur tonalité, au contraire de M. Maxence Caron, dans un article extrêmement pertinent paru en 2019 (voir la référence en fin d’article).

Voici donc l’hypothèse aguicheuse de M. Meizoz, en quatrième de couverture: «Et si l’écriture de Céline, ses choix de genres et de style étaient profondément solidaires de ses idées nationalistes et racistes?» Et voici, cette fois dans l’ouvrage, quelques mots venant étayer cette hypothèse: le propos de Bagatelles pour un massacre consisterait selon l’auteur en une «lente déconstruction de la notion de «raffinement» intellectuel qui ramène à l’éloge du physiologique: l’oral célinien touche simultanément au pulsionnel et au politique» (p. 55). Il faut être bien matérialiste, ignorer l’âme, ignorer le spiritualisme universaliste de Céline, pour penser que son travail stylistique relève d’un tel éloge du physiologique… Le terme pulsionnel, de même, est réducteur; il faut lui préférer cette notion si importante et que Céline invoque lui-même à plusieurs reprises : l’émotion, qu’on pourrait qualifier de possession de la vérité dans une âme et un corps (Rimbaud). M. Meizoz, du moins le Meizoz sociologue, réduit le spirituel au matériel, l’auteur à sa posture, le style à une stratégie, l’émotion à la pulsion. 

Pulsionpolitique: Céline est un fasciste, avant tout, plus que tout, tout le temps, et son œuvre elle-même baigne dans ce fascisme. Voilà semble-t-il où veut en venir le sociologue, qui résume le sens global de son propos ainsi: «Loin d’être par nature le site privilégié où un sujet de génie rend compte du monde, la littérature célinienne apparaît plutôt ici […] comme l’effet de divers subterfuges discursifs. Sans vigilance critique, avec Destouches/Céline, on tomberait vite sous le charme de la «petite musique»…» (p. 73) A-t-on jamais lu plus ridicule mise en garde? Sous ses humbles airs, le maître de vertu met au pinacle sa vigilance, son état de veille qui relève plutôt, à vrai dire, d’un coma spirituel…

Sur Céline, que faut-il lire? Un ouvrage, tout d’abord, que M. Meizoz ne cite étonnamment pas dans sa bibliographie pourtant étoffée: le Céline de Philippe Muray, paru en 1981, augmenté en 2001. Plutôt que d’affronter cet ouvrage important – ce qui m’aurait semblé légitime – dont M. Meizoz connaît l’auteur (il cite du moins son nom p. 114), le sociologue s’attaque à la posture de Richard Millet, qu’il inscrit dans la lignée de celle de l’ermite de Meudon. Le choix de la cible dit ici peut-être quelque chose des capacités du tireur… Je conseille donc de lire – liste évidemment non exhaustive – cet ouvrage essentiel de Muray ainsi que deux articles fondamentaux de Maxence Caron (voir ci-desous).

Quant à l’œuvre de Céline, il faut bien sûr lire tous les romans, ainsi que, à titre au moins informatif, mais aussi pour leurs qualités indéniables, certes mêlées à des propos immondes, les pamphlets ; et non se contenter de lire en diagonale le Voyage et Mort à crédit, comme font les belles âmes «cultivées». Lisons maintenant Guerre, en particulier les premières pages de ce récit qui est apparemment un premier jet que Céline aurait peut-être retravaillé s’il l’avait eu encore sous la main, pendant et après son exil – mais c’est loin d’être certain, la matière existentielle qu’il transposa dans la trilogie allemande (D’un château l’autreNordRigodon) étant bien assez riche pour qu’il ne ressentît pas le besoin de remonter plus haut dans ses souvenirs.

Au début de ce récit, le narrateur vient de subir une blessure au bras et à l’oreille. Il reste plusieurs heures dans la boue : nous sommes dans le nord de la France, en 1914; c’est de son expérience de la guerre, de sa propre blessure, que l’auteur parle – de cet événement au principe de son œuvre, comme en atteste cette première illumination qu’il nous plaît de citer: 

«De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.» (p. 27-28)

Ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

Un exercice. Au futile exercice de style, Céline, comme tout grand écrivain, privilégie le style comme exercice, étymologiquement comme ascèse. Ainsi, ces facilités auxquelles il ne croit plus, ce sont celles du style limpide des lettres que le père du narrateur lui écrit, ou encore du style du roman bourgeois, traditionnel. C’est son âme, donc, qui travaille ascétiquement son style, ou qui est travaillée par lui: un style et un secret… Passons maintenant à l’énumération : de la musique, celle de son style bien sûr, sa petite musique; ce sommeil ensuite qu’il s’évertue à trouver, tant les bruits en lui sont incessants depuis sa blessure – Beethoven apocalyptique n’ayant pour seule ressource musicale que la langue qu’il invente ; du pardon, cette absolution qu’il cherche dans le travail littéraire; de la belle littérature aussi, précise-t-il, comme pour ironiser sur cette (trop) belle tirade qu’il fait là. Et ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

On ne travaille pas ainsi pendant plus de trente ans à l’exigeante élaboration d’une œuvre littéraire (à placer parmi les toutes premières du XXe siècle) quand on ne vit que de matière, de cynisme, de pulsion, bref quand on est substantiellement un salaud, un fasciste – car l’âme perçoit, dans le chaos du monde, derrière tout cela, un mystère, son propre mystère :

«Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin fond d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente.» (p. 45)

Post scriptum: dans son compte-rendu de Guerre paru le 5 juin sur le site Grand Continent, M. Meizoz, omettant l’important «On se contente», cite cette phrase sur l’espérance comme preuve d’un nihilisme radical de Céline. Cela à l’appui de sa théorie d’un Céline essentiellement fasciste, qu’il associe quelques lignes plus bas à Mussolini et Hitler. L’espérance n’est justement pas absente, bien qu’elle soit infime… Il s’agit de s’en contenter, d’accepter. M. Meizoz lisant Céline, n’est-ce pas un bon exemple de cette mort qui «refroidit tout»…

Guerre, Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, 2022

Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), Jérôme Meizoz, BSN press, verum factum, Lausanne, 2021

Céline, Philippe Muray, Gallimard, Tel, 2001 [1981].

Maxence Caron, «Céline: apocalypse, âme et musique» dans Pages – Le Sens, la musique et les mots, Séguier, 2011, p. 241-251.

Maxence Caron, «Bagatelles pour une autre fois» dans Fastes – De la littérature après la fin du temps, Belles-Lettres, essais, 2019, p. 359-385.

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